Contre la Ligne 9, les sables bitumineux et tous les oléoducs

C'est l’hiver, l'est du Canada est recouvert d'une épaisse couche de neige et le National Energy Board (NEB) s'apprête à annoncer sa « décision » sur le renversement de la Ligne 9. Les dés sont pipés et personne ne retient son souffle. L'automne précédent, lors des audiences du NEB au Palais des Congrès, une petite manifestation autonome opposée au renversement de la Ligne 9 avait rencontré une répression policière disproportionnée : pas question pour le SPVM que les représentants d'Enbridge soient importunés par le petit peuple 1. Quelques jours plus tard à Toronto, dans le cadre des mêmes audiences, une manifestation un peu plus nombreuse a fait ajourner prématurément les travaux du NEB. Peu de temps après, le gouvernement du Québec a décidé de tenir une commission parlementaire sur le renversement de la Ligne 9. L'exercice fut aussi prévisible que disgracieux, avec des députés qui se montraient sympathiques et complaisants envers les représentants de l'industrie, y compris ceux d'Enbridge, et odieux envers les quelques environnementalistes naïfs qui ont eu la mauvaise idée de participer à cette farce.

Bientôt ce sera le printemps et Enbridge commencera à travailler au renversement de son oléoduc. Suite aux travaux d'inspection de l'été dernier, ils tenteront de colmater quelques dizaines de fuites connues. Le ministère de l'Environnement de l'Ontario a tenté d'obtenir la liste de ces sites problématiques, mais Enbridge a refusé en alléguant que c'était confidentiel : un secret d'entreprise... L'Ontario n'a pas insisté ; Québec pour sa part n'a même pas eu l'impolitesse de demander.

Dès qu'Enbridge aura reçu le feu vert du NEB, les travaux devraient aller très vite. De toute façon, le peu de brut qui coule vers l'ouest n'est plus essentiel aux raffineries de Sarnia qui sont maintenant bien approvisionnées en « brut léger » du Dakota du Nord et en brut synthétique issu des sables bitumineux.

Pour raffiner des produits finis, ces raffineries doivent mélanger savamment ces deux types de pétrole qui n'en sont pas vraiment. Leur prétendu brut léger est composé d'hydrocarbures très légers et volatils, à peine plus lourds que du propane ̶ c'est du « pétrole » de ce type qui a explosé à Lac-Mégantic. On dit « pétrole » parce que la définition s'est élargie avec le temps, puisque le mot pétrole, à l'origine, référait à l'huile minérale telle qu'extraite. Tandis que ce « pétrole » est obtenu grâce à la fracturation hydraulique dans le champ pétrolifère de Bakken, au Dakota du Nord, ainsi qu'en Saskatchewan. Quant au brut synthétique ou bitume dilué qu'on tente de faire passer pour du pétrole lourd, il est pour sa part issu des sables bitumineux d'Alberta, une catastrophe écologique permanente et en expansion continue. Le brut synthétique est un solide que l'on dilue dans des liquides de gaz naturels, comme celui qui est brûlé pour extraire le bitume, et il est issu, dans la majorité des cas, de la fracturation hydraulique des schistes gaziers de Colombie-Britannique. Une part importante des solvants sont inutiles pour les raffineries et sont retournés en train vers l'Alberta pour être réutilisés ; à cause de cela, à volume égal, le bitume dilué n'a que 70 % de la valeur énergétique du pétrole brut, d'où le besoin d'une grande capacité de transport et un risque accru d'accidents. Le brut synthétique a aussi la fâcheuse caractéristique de ne pas flotter et il contient une importante quantité de soufre et de sable, qui contribuent à le rendre abrasif et corrosif. Lors du déversement d'un oléoduc d'Enbridge dans la rivière Kalamazoo, le bitume a rapidement coulé au fond de la rivière, ce qui a rendu sa récupération impossible.

Nous n'avons plus beaucoup de temps pour nous opposer au renversement de la Ligne 9. Dans ces conditions, la meilleure avenue pour les anticapitalistes et les écologistes radicaux consiste à travailler avec les groupes mobilisés dans les populations locales directement touchées par ces enjeux, et à éviter les organisations écologistes de masse, qui se sont montrées complètement inutiles dans cette lutte. En Ontario, des occupations et des blocages de stations de pompage ont déjà eu lieu avec un certain succès. Sur la côte ouest, un campement a été établi par des autochtones qui défendent leur terre et l'écosystème environnant contre de nombreux projets d'oléoducs. L'un de ces projets, le Northern Gateway d'Enbridge, vient d'être approuvé par le NEB ; il faudra donc se tenir prêt à appuyer ces défenseur-e-s déterminé-e-s, s'ils et elles sont attaqué-e-s. Il faudra aussi se tenir prêt à être solidaire d'initiatives semblables qui pourraient avoir lieu plus près de chez nous. Comme la résistance aux oléoducs ne vise pas seulement à nous protéger d'un déversement local, mais vise avant tout à stopper l'exploitation des sables bitumineux et l'écocide accéléré qui en résulte, il est important que les différentes luttes s'appuient les unes sur les autres. Par conséquent, il faudra aussi porter une attention particulière à la résistance contre l'oléoduc Keystone XL aux États-Unis.

La résistance aux oléoducs et aux sables bitumineux dépasse la stricte lutte contre un secteur de l'industrie ou contre les intérêts de la bourgeoisie, c'est une lutte pour la vie, la nôtre, celle des populations déjà affectées, celle des générations futures et celle des autres êtres vivants, qui ont la malchance de nous avoir comme colocataires ! C'est aussi une lutte anticoloniale et antiétatique. C'est une lutte de longue durée, car après le renversement de la Ligne 9, on parle de transporter une partie de ce pétrole en bateau sur le fleuve vers la raffinerie de St-Romuald et une autre partie en train jusqu'à St-John, au Nouveau-Brunswick. En plus, il y a Transcanada qui s'en vient, non loin derrière, avec son projet Énergie Est, un gigantesque oléoduc d'une capacité de 1,2 million de barils par jour, avec des projets de terminaux d'exportation à St-John et à Cacouna. Et tout ça, c'est sans compter les forages en Gaspésie, à Anticosti et dans le Golfe du St-Laurent qui font rêver nos hommes d'affaires et nos politiciens.

Il faut donc s'attendre à ce que les luttes contre l'extraction et le transport du pétrole prennent beaucoup de place dans les mois et les années à venir. C'est l’hiver sur l'est du Canada et bientôt il sera temps de sortir de notre hibernation...

1 http://www.clac-montreal.net/mise-au-point-10-octobre-2013