Sur le travail salarié capitaliste

I - Le capitalisme vu par les capitalistes

Les capitalistes se pensent comme des producteurs de valeur. « Si je m’enrichis en investissant, c’est que cet investissement a produit quelque chose qui vaille : j’en récolte donc les fruits de bon droit en l’espèce du profit », se disent-ils. Contrairement à un marchand, qui trouve toute faite la marchandise et œuvre à la revendre plus cher qu’il ne l’a achetée, le capitaliste ne profite pas simplement parce qu’il achète des pommes en Montérégie et les revend dans les Laurentides pour plus cher qu’on ne les lui a vendues et que ne lui a coûté le transport et la logistique ; le capitaliste achète plutôt une matière (disons des pommes) et profite de leur transformation en quelque chose d’autre (disons du jus de pomme). La différence de prix repose naturelle- ment sur le fait qu’il a fallu au capitaliste acheter plus que la matière première : il lui faut aussi acheter la transformation de cette matière en marchandise nouvelle. La valeur du jus de pomme est donc aisée à fixer : c’est le prix des pommes, celui du travail mis dans leur transformation, et celui des moyens de les transformer (achat, entretien, remplacement). Le prix des pommes est lui-même fixé ainsi : c’est le coût matériel du verger et de son entretien (prix de la terre ou du loyer, de la machinerie, des plants), et du travail d’entretien et de cueillette. La différence entre le capital investi avant la transformation et celui qui sera à nouveau disponible après, c’est le profit. La marchandise, ou le produit de la transformation, c’est l’objet qui profite : ce litre de jus m’a coûté environ 2,75$ à produire, et je le vends 3,25$ au supermarché. Or, ce 2,75$ se divise lui-même (amortissement du coût des machines, des locaux et coût des matières premières ; salaires). Le 50¢ de profit sur chaque litre, c’est ce que le capitaliste ne paie pas en salaire, en entretien, et qui peut servir à croître – acheter plus de pommes, pour faire travail- ler plus de salarié·e·s ; investir dans de meilleures machines ou dans de la recherche – ou encore développer de nouvelles sphères d’activités ; pourquoi ne pas se lancer dans les chaussons aux pommes si on ne voit pas comment vendre plus de jus de pomme. Le capitaliste regarde donc son profit comme une différence du prix de la matière première et de la marchandise transformée qui se justifie par son choix judicieux qui a créé une marchandise qui ne coûte que 2,75$ à produire et pour laquelle on peut trouver acheteur à 3,25$. C’est le revenu particulier du capitaliste, alors que celui des travailleur·se·s est le salaire. Mais nous avons vu ce que représentaient les coûts de la production.

II - Du point de vue des travailleur·se·s

On est en droit de se demander : est-ce que tous ces coûts ne se résumeraient pas en des salaires? De cette perspective, tout serait du travail. Tout autour de nous est en fait construit: les madriers qui forment l'ossature de nos appartements n'ont pas de valeur tant qu'ils sont des arbres. C'est parce qu'ils sont coupés, emballés, distribués qu'ils nous sont utiles et donc qu'on peut les acheter. Or, il est une part de la valeur qui n'est pas du travail dans la mesure où il y a profit – mais tous les autres déterminants sur les prix dépendent à un point où à un autre de travail salarié : les machines ne sont pas produites par les capitalistes, mais par les employé·e·s de certains d’entre eux, et sont entretenues par des employé·e·s ; la matière première nécessite aussi un travail pour être extraite et/ou préalablement transformée, et ce ne sont pas les capitalistes qui font le travail dans les mines et les champs. En dehors de la rente au propriétaire du sol dont la matière est issue et du profit fait sur la vente ( des matières, des machines, etc. ), les coûts représentent du travail. Si l’on prend le profit comme le « salaire » du travail créatif de direction du travail, il faut bien remarquer l’arbitraire de la différence : pourquoi la coordination et l’initiative de la production recevraient-elles un « salaire » sur des bases différentes du travail productif? Le salaire versé compense un travail, alors qu'au contraire, le capitaliste, en tant que propriétaire de l'usine de jus de pomme, ne participe pas à la production du jus et ne produit donc pas de valeur. Mais d'où vient donc cette étrange part de la valeur d'une marchandise?

Si l'on poursuit de la perspective où tout est travail, il faut en fait repenser le marché et la marchandise. L’économie capitaliste découle de l’économie marchande et du droit qu’elle implique de faire ce que l’on veut de ses avoirs; or dans l'économie capitaliste, parmi les marchandises, on en trouve une toute particulière : le travail lui-même. Plutôt qu'une relation égalitaire où des gens échangent des choses, il y a en fait deux relations à ce marché: d'un côté, un capitaliste arrive avec de l'argent, un salaire, dont il se sert pour acheter le travail, pour ensuite revendre le jus de pomme ; de l'autre, un·e travailleur·se vend son temps de travail en échange de ce qui lui suffit à payer pour ce qui lui faut à survivre. On « arrive » dans l’économie, soit avec quelque chose à vendre, soit sans rien à vendre. Dans le second cas, tout ce qu’on peut vendre, c’est sa force de travail, dépensée durant des journées de travail, des journées de sa vie, qui deviennent une marchandise au même titre que les autres, sinon dans la manière dont son prix est fixé. On ne peut concevoir qu'un·e travailleur·se se rende jour après jour au travail s'ielle n'a pas de quoi se nourrir et se loger. Le prix d'une journée de travail est donc d'environ la quantité d'argent qu'il faut pour survivre, et vivre, avec les fluctuations lentes qu'impliquent les hausses du coût de la vie, la lutte pour les salaires, etc. Or, cette quantité d'argent est moindre que ce que produit une journée de travail. En effet, si ce n'était pas le cas, le capitaliste n'embaucherait pas la personne puisqu'il perdrait au change. Donc le profit du capitaliste vient du travail de la personne, puisque, encore une fois, seul le travail crée de la valeur. Les salaires représentent donc le prix auquel une classe peut se reproduire en achetant à la classe qui l’emploie les denrées et services qu’elle produit elle-même. Une fois qu'un·e travailleur·se se retrouve à vendre son temps de travail, iel se retrouve dans le chemin de la dépendance, enrichissant les capitalistes et s'appauvrissant davantage. C'est justement pourquoi elle se retrouve dans sa position dans la relation d'échange: au départ elle n'avait pas d'usine ni d'argent pour engager des gens pour produire de la richesse à sa place.

Ici, il est bénéfique de décentrer la question du coût de la force de travail pour s’intéresser au temps de travail. On comprend ainsi mieux l’illégitimité du profit. Le temps qu’il faut pour produire un litre de jus de pomme à partir de pommes et en recourant à des machines déterminées est la raison de l’ajout de valeur aux matières données. C’est parce qu’il faut acter la transformation, activer les machines – qui sont elles-mêmes exactement une quantité de travail dépensé pour les produire – que les pommes prennent de la valeur en passant par le processus de la production de jus. Or, on a vu que le prix du litre de jus n’est pas l’exact résultat de l’ajout de ce que paie le capitaliste à ses employé·e·s à l’amortisse- ment du coût des machines et du coût des matières premières. Si l'on enlève du 3.25$ vendu le 2.75$ du prix des pommes, de l'amortissement des machines et du salaire, le 0.50$ de C’est-à-dire que le temps passé à valoriser la marchandise (i.e. à presser des pommes), le capitaliste ne le paie pas en entier. différence vient tout autant du travail de la personne qui a pressées les pommes que son salaire. Il se réserve une part, que le marxisme appelle survaleur, ou plus-value. Parce que l'on est dans une société capitaliste, l'extraction de cette valeur n'est pas perçue comme du vol : le contrat de travail est en effet établi d’une telle manière que la contrepartie de la force de travail n’équivaut pas à l’entièreté de la valeur produite. Le profit est célébré comme étant le fruit de l'intelligence du capitaliste, alors qu'en fait, il n'exprime que l'exploitation qu'il fait de ses travail- leur·se·s.

III - Conclusion

Il est des moments où la maxime « pas de valeur sans travail » devient absolument transparente : ce sont les moments de grève. Quand la machine s’arrête, le capitaliste panique : on le prend en otage, on veut le saigner à blanc, ne considère-t-on pas ses frais? En fait, cette « prise en otage » de la production par celleux qui l’assurent n’est que le renversement d’une autre prise en otage. Le travail salarié n’est en effet pas autre chose : fais ce que je te dis ou meurs de faim et de froid. Il n’est pas impossible de penser d’autres moyens de se mettre collectivement à l’œuvre pour assumer les tâches qui nous semblent nécessaires. Quand même on ne serait pas moralement choqué·e par l’extorsion de la survaleur par des oisifs aux travailleur·se·s, il n’est pas dit que ce soit là la meilleure manière de diriger la production, de bâtir des projets pour mobiliser l’énergie des travailleur·se·s. N’est-il pas plus sûr de prendre collectivement la responsabilité de la production? Le capitalisme nous a amené en moins de 200 ans à une crise sociale majeure: l'inflation mènent des milliers d'entre nous à la faillite. La situation écologique n'est pas mieux: le besoin de croissance continuel amènent les scientifiques à questionner la survie de l'espèce humaine.