Portrait du Gespe’gewa’gi

Ce texte vise à aborder quelques enjeux contemporains dans le Gespe’gewa’gi (la soi-disant Gaspésie) - un des sept districts du Mi’gma’gi, territoire traditionnel mi’gmaq non-cédé. Avant de commencer, soulignons quelques éléments. Nous (les auteurs) sommes des colons blancs qui bénéficions directement ou indirectement des différentes formes d’exploitation passées et présentes sur le Gespe’gewa’gi; bien que nous abordions certains enjeux vécus entre autres par les communautés mi’gmaq, nous ne pouvons parler en leur nom, ni prétendre comprendre entièrement leurs perspectives, ni les considérer comme des blocs homogènes. Enfin, bien que nous nous concentrions sur le Gespe’gewa’gi, l’assise territoriale des Mi’gmaq aux soi-disants Nouveau-Brunswick et Nouvelle-Écosse fait en sorte que certains enjeux dépassant le simple cadre de la Gaspésie mériteraient un traitement distinct.

Au Gespe’gewa’gi, les 270 dernières années ont été une période marquée par le colonialisme et le développement capitaliste extractiviste. Dans les années 1750, c’est autour de la pêche à la morue et au saumon que la prise de possession territoriale et l’exploitation débutent réellement. Puis, le 19e siècle voit l’industrie forestière se développer progressivement. Enfin, deux nouvelles industries basées sur l’exploitation des ressources naturelles et l’accaparement du territoire émergent au 20e siècle: l’extraction minière (jusqu’en 1999) et le tourisme. Ces transformations territoriales, économiques et démographiques ne se sont pas faites sans heurts pour les populations locales (et plus particulièrement les communautés mi’gmaqs): création des réserves de Listiguj et de Gesgapegiag, rafles de la communauté de Listuguj en 1981 par la SQ sous le gouvernement de René Lévesque («Événements de Restigouche»), répression des mouvements de travailleurs (révolte des pêcheurs de Paspébiac en 1886, celle de Rivière-au-Renard en 1919, et grève de Murdochville en 1957). Le développement de ce qui est aujourd’hui appelé la Gaspésie repose donc intrinsèquement sur différentes formes d’exploitation du territoire, de ses ressources et des populations qui y vivent; le tout étant réalisé ou soutenu par les forces économiques, politiques et policières ainsi qu’une bonne partie des populations locales.

La période actuelle est marquée par une poursuite des tendances extractivistes de long-terme, parallèlement à un virage superficiellement «vert» qui s’illustre notamment par l’abandon des projets d’extraction d’hydrocarbures, la promotion à tout crin de l’industrie éolienne (LM Wind Power) et les promesses (non-tenues) de rendre l’industrie la plus polluante de la région (Cimenterie McInnis de Port-Daniel) carbo-neutre via l’emploi de combustible bio-masse - une aubaine pour l’industrie forestière qui y voit une occasion de plus d’accroître son activité tout en se donnant une image respectable à grands coups de soutiens publicitaires de la part des élites politiques locales. On assiste ainsi à une «modernisation» progressive d’une région-ressource traditionnellement présentée comme rétrograde ou enfermée dans un cercle vicieux fait d’éloignement des grands centres, de vieillissement accéléré et de dévitalisation en une région- ressource désormais «cool» et à même d’attirer des hordes de touristes « éco-responsables » pressées de desserrer les cordons de leurs bourses à la seule mention du mot «écotourisme». Et la population embarque, par affinité idéologique ou par conviction que les alternatives n’existent pas, malgré un solde migratoire régional positif depuis une demi-douzaine d’années. Les Mi’gmaq n’échappent d’ailleurs pas à la tendance, ne voulant pas perdre une fois de plus la part qui leur revient du gâteau, phénomène par ailleurs accentué par l’impératif pressant pour ces communautés de disposer de ressources propres à même de soutenir leur autonomie politique. Notons par ailleurs que si les Mi’gmaq ont aujourd’hui un pied solidement ancré dans les milieux éoliens et forestiers en plus des industries traditionnelles de la pêche et du tourisme, leur part de marché et leur poids environnemental restent anecdotiques en comparaison des acteurs allochtones en Gespe’gewa’gi.

D’un point de vue libertaire, il est difficile de ne pas céder au pessimisme face aux convictions locales que le développement et la constante destruction de notre environnement pour le profit sont les seuls recours à notre disposition. Le Réseau lutte actuellement contre les tentatives de Gaspé Énergies de réouvrir le site Galt ou, à défaut, de s’enfuir avec le plus d’argent possible suite à l’annonce du gouvernement provincial de vouloir interdire les projets gaziers et pétroliers au Québec. La déforestation du territoire du caribou montagnard se fait également de plus en plus menaçante et la cimenterie ne semble pas prête ni à mettre la clef sous la porte ni à cesser de cracher ses émissions toxiques dans la Baie et sur ses riverains. Du côté de la solidarité anticoloniale, certaines actions ont certes vu le jour sur le territoire afin de soutenir les Wet’suwet’en, ou s’opposer (avec succès) à l’exploitation pétrolière locale mais ces exemples restent trop peu nombreux. Nous avons également eu la chance d’avoir pu participer à un match de soccer contre le racisme en 2019 avec la nation de Gespeg que nous avons par la suite accompagné lors de leur marche pour les enfants retrouvés. Des dynamiques plus individuelles s’observent aussi: le rappeur Q-052 de Gesgapegiag ou encore Tim Adams de la nation Gespeg collaborent ainsi sur une base régulière avec des membres du Réseau. Ceci étant et de manière plus générale, les exemples qui viennent d’être mentionnés n’éclipsent qu’avec peine les tendances coloniales de long-terme dans la région, y compris dans les actions militantes qui y voient le jour; par exemple, on relèvera que les actions ayant débouché sur le blocage du puit de Galt en 2017 ont été entreprises sans aucune tentative d’organisation conjointe préalable avec les Mi’gmaq, dont le soutien n’a été recherché qu’a posteriori malgré de grandes déclarations initiales d’anti-colonialisme de la part des militant·e·s présent·e·s. Il n’est pas rare non plus, autant à droite qu’à «gauche», de voir des gens tenter de trouver des «indiens de service», sollicités à des moments opportuns pour légitimer des intérêts allochtones. Au plan individuel, une manière de renverser la vapeur serait selon nous de cultiver des amitiés Mi’gmaq, d’éviter les autoproclamations «alliées» qui évacuent la complexité du terme et ce qu’il recouvre, de cultiver une compréhension fine des enjeux locaux et de leur complexité et, au plan collectif, d’accepter que l’autogestion et l’autodétermination des peuples peut également être une invitation au silence de notre part, silence qui ne signifie pas pour autant un abandon de l’aide logistique que nous apportons dans les combats locaux pour la destruction des mégas projets extractivistes et en soutien aux initiatives autochtones locales.

En guise de note finale, nous désirons mentionner notre inconfort à nous exprimer plus avant sur les enjeux abordés, sur lesquels un point de vue autochtone nous aurait semblé plus pertinent et sans doute plus éclairant.

–Réseau Libertaire Brume Noire

 

Suggestions de lecture:

  • Mawiomi Mi’gmawei de Gespe’gewa’gi, Nta’tugwaqanminen – Notre histoire: L’évolution des Mi’gmaqs de Gespe’gewa’gi, Presses de l’Université d’Ottawa, 2018.
  • Dupuis-Déri et Pillet (ed.), L’Anarcho-indigénisme, Lux, 2019.
  • Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs: Contre la politique coloniale de reconnaissance, Lux, 2021.