L’approche des droits humains: un autre cadeau empoisonné!

Comme on vient de le voir, le système capitaliste a une capacité assez développée de se maintenir et de se renouveler, entre autres en avalant ou en récupérant sans broncher la plupart des mouvements qui tentent de le réformer. Dans cette perspective, les droits humains, appelés aussi droits de la personne ou droits fondamentaux, sont souvent présentés comme étant le garde-fou ou le contrepoids des inégalités inhérentes au système économique libéral capitaliste et à la démocratie parlementaire dans lesquels nous vivons en Occident.

En réalité, l’approche des droits humains est à la fois une forme de rempart contre les abus et les crimes du capitalisme, mais sert aussi souvent à les justifier. Pour donner un exemple facile, une compagnie minière pourra polluer sans vergogne un écosystème donné en offrant d’avance une somme d’argent importante pour dédommager les populations qui exerceront des recours éventuels pour atteinte au droit à la santé. Comme ce texte porte sur l’application de cette approche en Occident, il est pertinent de souligner que dans les pays du Sud, comme en Amérique latine, la défense des droits fondamentaux est une lutte quasi révolutionnaire, qui coûte la vie à des dizaines de militants et militantes chaque année.

Les tentatives de réforme datent de la nuit des temps...

Les droits de la personne que nous connaissons sont fondamentalement basés sur l’individu; ce sont des droits qu’on qualifie de première génération. Revenons brièvement en arrière. Le concept des droits humains remonte aussi loin qu’à la Perse ancienne. Il concernait l’abolition de l’esclavage et le respect des minorités religieuses. Deux mille cinq cents ans plus tard, ces deux enjeux ne sont toujours pas réglés, loin de là! Pendant l’Antiquité, différents courants vont théoriser et tenter de mettre en pratique certains droits fondamentaux comme le droit à la vie, à la dignité ou à l’honneur. L’idée que l’homme (sic) est un sujet, voire un citoyen, n’aura pas beaucoup de succès. À l’apogée de la Grèce « citoyenne » du Ve siècle av. J.-C., seulement 11% de la population a le privilège d’en porter le titre. En Europe et en Afrique, différents souverains plus modernes vont promulguer des chartes, des édits et des déclarations accordant une forme d’égalité et de liberté de conscience, surtout à partir du début de la Renaissance.

Nous connaissons mieux l’époque dite des « Lumières », qui inclut la Déclaration des droits de l’indépendance américaine ou la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen des révolutionnaires français. Il faut noter que toutes ces belles chartes de droits individuels ne concernaient souvent que les citoyens masculins de l’ethnie dominante. Par exemple, elles ne s’appliquaient pas aux colonies des puissances européennes. Nos chartes actuelles sont inspirées de celle promulguée par l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 1948, qui ajoutait le concept d’« universalité ». Dans la deuxième moitié du XXe siècle, différents pactes concernant les droits « économiques et sociaux » seront adoptés par l’organisme international. Il faut savoir que ces droits, qu’on pourrait qualifier de droits collectifs, n’ont à peu près jamais été intégrés dans les constitutions nationales des pays. Ces droits collectifs sont considérés de deuxième génération, c’est-à-dire qu’ils considèrent l’humain comme un individu faisant partie d’un groupe et non plus un individu seul dans l’absolu, comme c’était le cas pour les droits de première génération. Par exemple, le droit au logement vient s’opposer directement au droit de propriété, pilier fondamental de notre système libéral capitaliste.

Les chartes des droits, par exemple celles du Québec et du Canada, se sont rajoutées à l’ensemble des lois et règlements de nos systèmes politiques et judiciaires. Les droits humains et leur application sont donc subordonnés à notre système de droit, dont nous connaissons bien les problèmes structurels et les contradictions fondamentales. Notre « État de droit » est basé sur une supposée indépendance du pouvoir judiciaire envers le pouvoir politique et économique. Par contre, dans la réalité, les lois et règlements sont décidés par une élite politique qui provient d’une classe sociale privilégiée et qui a des intérêts spécifiques à défendre, ceux du grand capital. Le jeu de chaise musicale entre les rôles d’avocats patroneux, de ministres, de sénateurs et de membres de conseils d’administration de la grande entreprise et des sociétés d’État est assez révélateur du système de give and take. Les juges et les procureurs sont nommés par ces mêmes gouvernants et font partie du même système partisan. De plus, la justice libérale est essentiellement administrative et bureaucratique. Elle est lente, lourde et financièrement difficile d’accès pour le commun des mortels. Les grands groupes corporatistes et les organisations gouvernementales ont généralement le haut du pavé sur les individus et les communautés. Au final, notre système de justice sert surtout à protéger les privilèges de classe et à maintenir les pauvres et les personnes marginalisées dans leur condition.

Les nuisances de l’industrie des droits humains

En parallèle, toute une industrie de promotion des droits humains s’est développée au cours des dernières décennies, au niveau local comme international. Certains organismes, comme Amnistie internationale, continuent de jouer un rôle politique de dénonciation des abus, mais avec une approche réformiste qui mène à un cul-de-sac en matière de changements systémiques. D’autres organisations, qui avaient débuté par une réunion de cuisine regroupant quelques personnes inquiètes, sont devenues des multinationales hiérarchisées et rentables, drainant des millions en argent public et privé et imposant leurs vues à des communautés entières, particulièrement dans les pays du Sud. On n’a qu’à penser à la situation en Haïti ou en Afghanistan, pays dans lesquels une armada d’ONG a suivi les bottes des militaires pour accaparer des pans entiers de l’économie et des services publics. On a même osé inventer le concept d’intervention militaire humanitaire, histoire d’aller sauver les membres de minorités ethniques ou les femmes des griffes d’un dictateur qu’on arrose de bombes. On peut penser à l’intervention de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) au Kosovo ou à celles de coalitions ad hoc comme en Afghanistan.

En Haïti, après le dernier coup d’État de la « communauté internationale » (États-Unis–Canada–Brésil) en 2004 et la déportation de Jean-Bertrand Aristide, le pays le plus pauvre des Amériques a été envahi par toutes sortes d’organisations: agences de l’ONU, ONG, entreprises privées, forces militaires et policières de « maintien de la paix », spécialistes et experts de tout acabit, etc. Ce pays, qui était déjà sous domination étrangère du point de vue économique et politique, par le biais de son élite, passait à l’étape de l’occupation pure et simple. Plus de dix ans plus tard, la situation est sensiblement la même, le séisme de 2010 n’ayant pas arrangé les choses, bien au contraire! Les ONG occidentales ont carrément édifié un système parallèle par et pour elles: les expatriés occidentaux qui y travaillent rentrent et sortent du pays sans avoir de comptes à rendre aux institutions locales, ont un niveau de vie disproportionné par rapport au reste de la population (salaires très élevés, domestiques à disposition, véhicules importés) et ont accès à toutes les technologies modernes dont ne peut se prévaloir la population locale.

Les ONG font venir des spécialistes occidentaux dans tous les domaines sensibles (santé, ingénierie, administration) au lieu de former les personnes sur place. En même temps, elles ouvrent des services (hôpitaux, médias) qui vident les organisations locales de leurs employé-e-s. Il faut aussi savoir que les rares « locaux » qui obtiennent des postes sont des exécutant-e-s et ont rarement de prise sur les décisions. Sans compter qu’ils et elles doivent parler le français ou l’anglais, autre obstacle pour plusieurs. Dans le cas d’Haïti, il est clair que l’« aide humanitaire » nuit à son développement et ne fait pas progresser les fameux droits humains. De plus, cette survie sous perfusion empêche les communautés de s’organiser par elles-mêmes et de se révolter contre leurs dirigeants, qui sont à plat ventre devant les occupants.

L’échec des mouvements sociaux

Historiquement, en Occident, ce sont les syndicats qui ont engendré le plus de réformes démocratiques et d’acquis en matière de droits humains. Dès le xixe siècle, ils ont lutté pour améliorer les conditions de vie et de travail des ouvriers et ouvrières. Plusieurs de ces mouvements syndicaux ont amené ces revendications dans une perspective révolutionnaire, ce qui a obligé les États et les bourgeoisies à céder du terrain en accordant, par exemple, le suffrage universel et la journée de travail de huit heures. Plus tard, particulièrement au Québec, ce sont les groupes populaires (qu’on appelle maintenant communautaires et qui sont financés par l’État) qui vont défendre les droits des populations opprimées comme les femmes, les sans-emplois, les locataires, etc. Ces groupes, tout comme les syndicats, vont abandonner graduellement le caractère offensif de leurs revendications et se retrouver, dans la majorité des cas, à défendre les acquis et gérer les reculs. Un exemple parmi d’autres: en 1972, la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ), maintenant la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), adopte un manifeste anticapitaliste intitulé « L’école au service de la classe dominante ». Parmi les revendications exprimées, on réclame l’autogestion des écoles publiques par ses acteurs et actrices (enseignant-e-s, personnel de bureau et d’entretien, élèves et parents) et l’arrêt de la transmission de l’idéologie capitaliste par l’enseignement public. Quarante ans plus tard, la performance et la compétition composent le moteur du système d’éducation. La CSQ n’ose même plus revendiquer l’arrêt des subventions aux écoles privées, pourtant au cœur de la mécanique de reproduction des classes sociales.

Le concept des droits humains ne remet pas en question le système économique et politique. Son approche basée sur l’individu ne propose pas d’analyse systémique des inégalités et des injustices. Comment peut-on vouloir éliminer le racisme, le patriarcat, les différentes formes de discrimination sans confronter radicalement le système? Beaucoup de gens reconnaissent de plus en plus l’intersectionnalité des oppressions et que seule une lutte globale peut amener un vrai changement. L’approche des droits humains peut parfois contribuer à améliorer les conditions de vie de certaines personnes ou empêcher certains reculs, mais essentiellement, elle ne fait que donner un visage humain au capitalisme.

 

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