Éclairer les luttes actuelles par l’histoire : le cas de Mai 68 en France

Dans la brochure De la misère en milieu étudiant publiée en 1967, l’Internationale situationniste (IS) avisait les étudiants de l’importance de connaître les victoires et les défaites des mouvements révolutionnaires internationaux antérieurs. Pour les artistes et les intellectuels qui font patrie de l’IS, mieux connaître l’histoire des mouvements de résistance sert à constituer une critique radicale de l’ordre social, mais également de ses moments de contestation. Faire référence à l’histoire des luttes précédentes permet d’éclairer le présent, de remettre en perspective le processus de changement social en cours, de mieux comprendre les enjeux du moment et de tirer des leçons des erreurs commises autrefois. En bref, savoir d’où on vient aide à savoir où on va.

Dans le contexte de la lutte contre la hausse des frais de scolarité qui s’enclenche, une meilleure connaissance de l’histoire du mouvement étudiant au Québec apporte une dimension réflexive pleine de possibilités qui aide à comprendre les racines des revendications actuelles et des moyens pour les réaliser1, mais des comparaisons avec d’autres formes de lutte peuvent également être bénéfiques. Entre autres, les évènements de Mai 1968 en France permettent aujourd’hui d’envisager la lutte étudiante comme le catalyseur d’un mouvement social qui la dépasse.

Chronologie des évènements de Mai

Le mouvement de contestation de mai et juin 1968 se déroule à une époque de croissance économique, de supériorité démographique des jeunes et de prise de conscience des nouvelles formes d’exploitation engendrées par l’économie capitaliste d’après-guerre. Les idées mises en pratique s’opposent alors à l’oppression de la bureaucratie, de la marchandise, du travail et de la « survie », à la réduction de la vie au spectacle, à l’organisation répressive de l’espace dans les villes et à l’idéologie au service des groupes dominants.

Les évènements qui se sont produits en mai 1968 ont été déclenchés en janvier de cette même année à l’Université de Nanterre. Tandis qu’un climat de tension est palpable à l’Université de Nanterre au sujet de la séparation stricte des filles et des garçons dans les dortoirs est vivement critiquée par les étudiants, un conflit éclate quand quelques étudiants révolutionnaires s’opposent à la présence de policiers vêtus en civiles sur le campus. Ces derniers, qui constitueraient plus tard le groupe des Enragés, décident de perturber systématiquement l’ordre des choses par la critique, le vandalisme politique ou encore l’interruption de cours. Ces nouvelles agitations ont comme trame de fond le déploiement, notamment dans le milieu étudiant, des idées de l’IS et d’autres groupes de gauche. Les universitaires prennent peu à peu conscience que leurs conditions d’existence sont similaires à celles des autres prolétaires. Dans la société française élitiste et rigide dont l’université n’est qu’un outil de reproduction sociale, ils se rendent compte de leur propre aliénation et de l’absence de toute perspective d’avenir qui conviendrait à leurs idéaux de liberté. Les étudiants se trouvent en rupture avec ce que la société leur propose, mais en fusion avec le mouvement ouvrier.

Le « Mouvement du 22 mars » se constitue pour lutter contre l’impérialisme en s’organisant par la démocratie directe. C’est en guise d’appui à l’action de quelques militants, arrêtés la veille au cours d’une action de perturbation contre le siège social d’American Express et l’impérialisme états-unien au Vietnam, qu’ils occupent les bureaux administratifs de Nanterre. Tandis que le mouvement de protestation se rend jusqu’à Paris, les deux enragés et six autres militants arrêtés doivent comparaître le 3 mai devant le Conseil de l’Université de Paris. Les étudiants se réunissent à la Sorbonne pour les soutenir, mais des affrontements violents avec les forces de l’ordre empêchent la tenue de la réunion. Les syndicats et les travailleurs se mobilisent alors pour condamner la répression dont ont été victimes les étudiants. C’est ainsi que le 6 mai, étudiants, ouvriers, chômeurs et lycéens sont réunis lors d’une journée de grève. La manifestation prévue tourne en émeute.

Une autre nuit d’émeutes a lieu le 10 mai et est fortement réprimée par les policiers. Ces évènements causent la stupeur et l’indignation de la population et c’est pourquoi les directions syndicales appellent à une nouvelle journée de grève générale, interprétée comme une « grève de récupération » par les radicaux. Le premier ministre annonce alors que les étudiants arrêtés seraient libérés, que les forces de l’ordre présentes au Quartier Latin seraient retirées et que certains locaux de la Sorbonne pourraient être utilisés pour la tenue d’un sit-in sur la réforme de l’Université. C’est ainsi que l’occupation de la Sorbonne débute le 13 mai. Étudiants et travailleurs sont réunis pour se réapproprier l’espace universitaire et organiser la discussion autour des enjeux qui concernent l’université, mais également l’ensemble de la société. Quatre jours plus tard, l’occupation est dissoute en raison d’une démocratie directe étranglée par les bureaucrates.

Bien que le mouvement étudiant n’ait pas réussit à transformer, voire abolir, l’université ni à révolutionner l’ensemble de la société capitaliste, il a agit comme l’élément déclencheur autour duquel un mouvement social d’ampleur nationale s’est construit : dès le 14 mai, les ouvriers se joignent aux étudiants en occupant leurs usines et en formant des conseils ouvriers. Ces derniers en viennent à remettre en question et dépasser leurs propres représentants syndicaux dans leur radicalisme. À la fin du mois de mai, la France est littéralement paralysée par ses 10 millions de grévistes.

En réponse à ces évènements annonciateurs d’une insurrection, les syndicats, les patrons et le gouvernement s’entendent sur les concessions permettant le retour au travail, des « miettes avec lesquelles la bourgeoisie et ses auxiliaires avaient compté payer la reprise du travail2. » Si plusieurs désiraient continuer la grève, le travail a été repris, secteur par secteur, à partir du début du mois de juin. À la fin juin, la grève était terminée, les travailleurs n’avaient presque rien obtenu et un gouvernement gardien de l’ordre établit avait été réélu. À travers cette défaite des travailleurs, René Viénet, membre de l’IS, estime qu’« ils avaient affirmé à leur façon qu’ils voulaient autre chose que des avantages économiques. Sans pouvoir le dire, sans avoir le temps de la faire, c’est la révolution qu’ils avaient désirée3. »

Quelles leçons tirer pour le mouvement étudiant québécois?

Mai 68 constitue un exemple de lutte où étudiants et ouvriers se sont alliés dans l’optique de mettre fin aux sources d’aliénation de la société capitaliste. Bien que la société française de 1968 ne puisse être comparée à celle du Québec de l’an 2012, il est possible de s’inspirer des évènements qui l’ont animée pour construire le présent mouvement autour d’un appel à l’élargissement de la lutte, à la généralisation des luttes. Une grève sociale à l’image de celle qui s’est produite en France est ici peu probable, étant donné les restrictions légales qui ne permettent aux syndicats d’entrer en grève qu’en temps de renouvellement de convention collective. Toutefois, c’est en dépassant le stade de la contestation de l’augmentation des frais de scolarité pour parvenir à une critique radicale et profonde de la société que les étudiants peuvent espérer rallier les autres acteurs sociaux à leur cause : prendre conscience du fait que le statut précaire des étudiants n’est pas différent de celui des autres victimes des mesures d’austérité d’un capitalisme qui, partout à travers le monde, a besoin de fonder la croissance économique sur l’assujettissement des peuples.

Comme en mai 68, la grève générale qui s’annonce permettra à chacun de prendre le temps d’imaginer un monde autre; de reprendre possession de leur vie quotidienne pour s’investir dans la transformation de la société. Il s’agit ici de repenser la vision qu’on a de l’université, de l’éducation et de la société dont nous sommes tous et toutes en train d’écrire l’histoire.