Correspondance ouvrière: récit d’un machiniste

Notre camarade machiniste est issu d’un milieu prolétarien. Il était considéré comme turbulent à l’école primaire comme au secondaire. Du moins, il se montrait plutôt insolent avec les enseignantEs. Très jeune, il est envoyé, de façon intermittente, dans une école pour « délinquantEs juvéniles ». Le soir, certainEs de ses collègues de classe sont cueilliEs à l’école, menottes aux poignets, par des « screws » (gardienNEs de prison). Une fois en âge de fréquenter l’école secondaire, on le met dans une classe « de mise à niveau », question qu’il obtienne ses équivalences de 6e année primaire avant de débuter son secondaire.

À 15 ans, alors que le personnel de la polyvalente qu’il fréquente le considère déjà comme un cas désespéré, un « encombrement », on le redirige vers une classe PT, « Programme-Travail », ce vacuum miracle où viennent échouer les enfants dont les parents sont des prestataires d’aide sociale, des prisonnierEs, des familles d’accueil… bref, celles et ceux qui sont issuEs des couches les plus vulnérables du prolétariat. De ces jeunes, qui ont un besoin criant de soutien, le système d’éducation fait de la main-d’œuvre bon marché prête à être livrée à des entreprises qui leur réservent les pires conditions de travail. On promet à notre camarade une formation sans pareille, qui lui permettra de devenir un travailleur en demande. C’est ainsi qu’on le prive de l’enseignement convenu des matières de base pour l’envoyer faire des stages d’un jour ici et là, G-R-A-T-U-I-T-E-M-E-N-T. Il change des pneus dans des garages, fait le commis de magasin chez Walmart, Sears, sert au comptoir dans des chaines de restauration, des cafés, exécute des tâches de base, répétitives, dans des petites « shops ». L’été, libéré de l’école-prison, il fait des déménagements de bâtiments au salaire minimum. Plus tard, il devient commis de service à l’épicerie, sans formation. Ses superviseurs l’enterrent de remontrances, mais jamais on ne lui montre ce qu’il doit faire. De jour en jour, de reproche en reproche, il prend connaissance des tâches qu’il doit accomplir. Toujours, il s’expose à l’injuste colère de ses patrons.

À 18 ans, notre camarade en a marre de faire l’élève déguisé en laquais, réduit à l’esclavage. Il n’apprend rien. Il perd son temps. Sans surprise, la plupart de ses collègues de classe abandonneront elles et eux aussi l’école et n’auront d’autres choix que de gagner leur vie de façon illégale. De son côté, notre camarade tente de poursuive sa formation à l’école aux adultes. Sa présence en classe est requise, mais il ne tolère pas cette façon d’apprendre. Il n’est bien que chez lui, en mode autodidacte. Il devient « dropout » à nouveau.

Un jour, il se pointe au Centre jeunesse- emploi de son quartier où il prend connaissance de l’existence d’un Centre de formation professionnelle non loin de chez lui. N’ayant pas les équivalences requises de secondaire 3 et 4 pour rejoindre le programme de machiniste qu’il convoite, il finit par décrocher une entente avec l’école en question, un passedroit, pour compléter à la fois sa formation de base à l’aide de cahiers d’exercices et entamer sa formation pratique en tôlerie de précision. C’est ce domaine qu’il choisit parce qu’on lui dit qu’il y a beaucoup de demandes, beaucoup de départs à la retraite… C’est ainsi qu’il complète ses équivalences et apprend à manier des machines qui plient, poinçonnent, découpent au laser, etc. Il reçoit aussi une formation pour accomplir ces tâches manuellement. On prévient les élèves que la réalité dans les usines sera toute autre que celle de l’école-usine ou du stage. Elles et ils auront à renoncer aux machines neuves et bien entretenues, aux pièces « custom », bien codées, calculées. Au fond, en milieu scolaire, les ouvrièrEs en apprentissage ne participent pas encore à la production, mais une fois sur le marché du travail, ils et elles deviendront les proies des entreprises. Comme toujours, les capitalistes privilégieront l’extirpation de la plus-value au péril de la vie de leurs machinistes.

Pendant ses cours de métier, notre camarade décroche une job à l’entrepôt du Dollarama par le biais d’une agence. Il travaille aux côtés d’ex-prisonnièrEs, d’immigrantEs… des travailleurs et travailleuses pour qui l’éventail de lieux d’embauche est très limité. Certains sont payéEs à l’heure, légèrement au-dessus du salaire minimum, surtout celles et ceux qui manœuvrent les « lifts » (chariots élévateurs). D’autres, comme notre camarade, sont payéEs au « container ». Il s’agit d’un travail à la pièce, mais où il faut remplir une benne pour être payé… La saleté, la poussière, c’est le lot de tous les jours. C’est un travail éreintant, très physique, il va sans dire. Notre camarade travaille vite, sans prendre de pause, sans manger, et parvient à décrocher l’équivalent d’un 20$/heure. D’autres avalent des « shakes » de protéines pour tenir le coup et prennent du « speed » pour parvenir à décrocher un taux horaire de 40 dollars. La maladie et la dépression guettent tout le monde qui y met les pieds. Dans ses propres mots : « Travailler là-bas, ça arrache à ta vie quelques mois. Certains y crèvent, tout simplement. »

Diplôme d’études professionnelles en poche, notre camarade quitte l’univers des jobs non qualifiées pour enfin décrocher un emploi dans son domaine, la tôlerie de précision. Règle générale, les compagnies ne se contentent pas d’une entrevue d’embauche : on i-n-s-p-e-c-t-e la force de travail. Notre ami fait donc l’objet d’une vérification de dossier criminel et d’un test de drogues qu’il échoue pour consommation occasionnelle de marijuana. Qu’importe, on le met à l’ouvrage sous condition d’être « clean » lorsqu’il aura à repasser le test dans trois mois. C’est ainsi qu’il débute une période d’une semaine de formation en poinçonnage, période nettement insuffisante pour accomplir la tâche correctement et de manière sécuritaire. Vite, on l’assigne à un « shift » de nuit pour 15$/heure. Certains de ses collègues qui ont une expérience de travail considérable manient deux machines à la fois, mais ne touchent que 12$/heure, faute de qualifications. Dans son département, ils ne sont que deux ouvriers à travailler pendant le quart de travail de nuit. Loin dans l’usine, cinq employéEs travaillent au pliage. Les travailleurs et travailleuses somnolent. Si notre camarade se coince dans la machine, minces sont les chances qu’il soit secouru. Quand une feuille de métal flippe, il n’a d’autre choix que d’aller la chercher avec ses mains. Parfois, on lui fait conduire un « lift », alors qu’il n’a même pas ses cartes. La production de notre camarade est basse, parce qu’il n’a pas l’aide requise pour s’améliorer. Sans surprise, l’employeur a fait installer un programme informatique pour enregistrer et compiler avec précision la performance des ouvrièrEs de l’usine d’après leur temps de travail. Ce « contremaître électronique » s’avère plus hi-tech que les machines de production qui sont dans un piètre état… dangereuses, rien de moins ! Plus ses patrons se plaignent de sa productivité et de la qualité médiocre des morceaux, plus il fait d’erreurs ; plus il fait d’erreurs, moins il produit. De plus, notre camarade entreprend, tard le soir, un trajet de bus, le dernier qui se rend dans son quartier industriel en banlieue. L’horaire de transport en commun n’étant pas adapté à son horaire de travail, il doit finir sa nuit de sommeil dans un Tim Horton non loin de l’usine où il bosse. Il se sent terriblement incompétent. Son niveau de stress est très élevé. Ses contremaîtres s’arrangent pour qu’il se sente entièrement responsable de la situation ; c’est réussi. Il sombre dans une dépression qui dégénère en crise. Vite, il se retrouve à l’hôpital psychiatrique. Au bout d’un mois, sous le faux prétexte qu’il n’y a pas suffisamment de travail à l’usine, notre camarade est redirigé vers le département où on lime les pièces métalliques. Il va sans dire que c’est un poste très peu stimulant pour un machiniste. Il est disqualifié, au seuil du renvoi.

Notre camarade finit par décrocher, dans une autre usine, un emploi en fabrication de plafonds commerciaux, celui qu’il occupe actuellement. Il est plieur à 18$/heure, mais il touche un bonus de nuit de 2$/heure supplémentaires. Il travaille selon un « système de production Toyota1 ». La nuit, il y a cinq travailleurs et travailleuses sur le plancher ; le jour, une trentaine. Heureusement, cette fois, notre camarade reçoit une formation adéquate et les conditions dans lesquelles il travaille 40 heures/semaine sont plus sécuritaires. Là où le bât blesse, c’est sur le plan syndical. Les patrons, à coups de menaces de déménagement en Chine, ont persuadé leurs employéEs de voter en faveur de la désyndicalisation. Même si le chiffre d’affaires de la compagnie a quadruplé en un an grâce au travail acharné des ouvrierEs de l’usine, celles et ceux-ci ne risquent pas de voir leurs conditions de travail s’améliorer. Depuis le retrait du petit syndicat qui autrefois tenait le fort, un programme de récompenses envers les employéEs les plus complaisantEs a été mis sur pied. L’adage « diviser pour mieux régner » s’applique parfaitement bien à la situation. On a aussi resserré les contrôles de production. La situation pourrait fort bien se détériorer dans un avenir rapproché.

Déjà, la trajectoire de notre camarade et les conditions matérielles dans lesquelles il s’est débattu toute sa courte vie l’ont amené à faire l’expérience quotidienne de l’exploitation capitaliste. Il n’a pas eu à se faire convaincre que le capitalisme, c’est la misère des gens ordinaires et la richesse d’une minorité d’exploiteurs. Aujourd’hui, il n’hésite pas à affirmer que la société sans classes, ce n’est pas une utopie et que la violence révolutionnaire n’est pas à éviter. Parce qu’il croit fermement qu’on ne peut échapper à la lutte des classes, que le mode de production capitaliste doit être aboli et que seule la révolution saura libérer les travailleurEs de leurs chaînes, il est devenu communiste.

Mouvement révolutionnaire ouvrier (MRO)

 

Note :

1. Le système Toyota, plus connu maintenant sous le nom de méthode « Lean », consiste à éliminer toutes les manipulations « inutiles », l’objectif étant d’optimiser la production. L’approche fonctionne en théorie, mais contribue en pratique en une aliénation du travail, les êtres humains n’étant pas des machines.