Travail précaire et organisation dans l'industrie de la restauration

Le 27 août 2016, Montréal vit naître le premier syndicat public de l’Industrial Workers of the World (Syndicat industriel des travailleuses et travailleurs – SITT-IWW) au Québec. Ce jour-là, le Syndicat des travailleurs et travailleuses de Frite Alors ! fit sa sortie publique et remit en question les croyances syndicales sur une industrie qui est soit-disant non syndicable. Peu importe le contexte syndical, chez Frite Alors ! nous avions décidé que nous ne voulions pas emprunter le même chemin que nos camarades de la CSN et la FTQ, que nous voulions quelque chose qui nous représente, où nous serions indépendantEs tout en étant appuyéEs, soit l’IWW.

L’IWW, pour ceux et celles qui ne seraient pas familièrEs à sa constitution, son préambule, ses idées, est un syndicat sans allégeance politique, anticapitaliste et révolutionnaire. C’est une organisation qui constate que la classe ouvrière et la classe patronale n’ont rien en commun. Elle reconnaît qu’il y a une guerre des classes et l’outil qu’elle a trouvé pour abolir le salariat est l’organisation syndicale. Sachant cela, toutefois, l’IWW se comprend d’avantage par sa pratique que par sa théorie. C’est en regardant ce qu’il s’est passé chez le Frite Alors ! de la rue Rachel que l’on peut comprendre l’ampleur de la tactique.

Avant de regarder précisément ce qui s’est passé au Frite Alors !, il faut se pencher sur le contexte de l’industrie de la restauration. Avant de pouvoir comprendre comment il a été possible de créer un syndicat en restauration, il faut comprendre la difficulté que le patronat met sur notre chemin. La classe patronale travaille depuis longtemps son jeu. La phrase « diviser pour mieux régner » représente bien la tactique qu’elle utilise dans le domaine. C’est une façon de faire qui, remarquons bien, a fait ses preuves et fonctionne parfaitement. Dans cet ordre d’idée, à un moment de l’histoire, la cuisine et le service devinrent deux entités à part entière dans une entreprise : différentes échelles de salaires, différentes conditions de travail, différentes qualités requises et, n’oublions pas, une animosité réciproque qui, pour une raison ou une autre, perdure.

Ce qu’il faut savoir c’est que dans une industrie précaire, la compétitivité entre employéEs a été entretenues par les boss de façon à ce que l’ennemi ne soit pas le client arrogant ou le patron gratteux, mais l’« incompétent » de service, celui ou celle qui te pique des tables, celui ou celle qui veut prendre des vacances que toi tu ne te permets pas de prendre, etc. Dans la précarité, dans une société libérale, le but c’est d’avoir la plus grosse part du lot, même si c’est bien peu en fin de compte.

Souvent, avec les tips qui ont l’air de la loto, ou avec les éloges des boss sur ton éthique de travail et autre, on oublie qu’on n'obtient que la pointe de tarte que le patronat nous donne, alors qu’on pourrait avoir toute la tarte et se la partager pour de vrai. On oublie que la plus grosse part du lot n’est rien à côté de ce qu’on pourrait gagner tous ensemble. On oublie que ce qui touche à la cuisine touche aussi au service, que s’il fait 40°C en cuisine il fait aussi souvent aussi chaud du côté du service. On oublie que c’est pas nous seulEs face à l’adversité, mais nous touTEs contre eux.

Vu de l’extérieur, Frite Alors ! Rachel a été un cas isolé, une étincelle au milieu de la nuit ou même un cas de manque de doigté de l’employeur. Quand on regarde de quoi a l’air l’industrie de la restauration, des relations entre employéEs, où la norme est de ne pas la suivre et qu’on se rassure en se disant « ici c’est mieux qu’ailleurs », on se demande comment ça a pu être possible. Pour certains, la réponse doit être que ce fut un hasard.

Chez Frite Alors ! Rachel, ça faisait presque un an que les employéEs parlaient de changement. Au tout début, c’était pareil qu’ailleurs, on se rassurait en se comparant. Vinrent ensuite les conversations sur ce que serait un Frite Alors ! où on se sentirait respectéEs. Puis il y a eu l’épisode de la pancarte « À vendre » en signe de protestation pour l’aménagement du plateau. AucunEs employéEs n’avait été misE au courant, on était en colère qu’on n’ait même pas songé que les employéEs pourrait s’inquiéter, alors on a décidé de se rencontrer pour s’organiser. Ce premier embryon de révolte contre la gestion inconsciente de notre employeur ne fut que cela, mais c’était une étincelle qui entraîna une suite d’événements. Cette étincelle démarra des discussions inattendues, plus aucun geste de l'employeur ne passait inaperçu, et ce qui devait arriver arriva, trois employéEs décidèrent de reformer un comité d'organisation. Une première réunion fut organisée, le but étant de recruter une quatrième personne avant la prochaine réunion et d'organiser une première action. À l'époque, plusieurs comportements avaient lieu au Frite Alors ! qui étaient illégaux selon les normes (“shorts” de caisse payés par les employés, “walkout”, débalancements d'inventaire payés par les employéEs1). Nous avons donc décidé d'agir par notre meilleure force, l'action directe, ce qui nous a épargné des mois de procédures juridiques. La première action consista en une rencontre entre le boss et nous-mêmes. Nous n'avons pas mentionné le syndicat, nous avons agi en tant que simples employéEs inquiètEs et songeurs/songeuses.

Aussi anodine que cette action puisse avoir l'air, elle donna l'exemple que l’action collective paie, puisque évidemment, nous avions gagné la fin de certaines des pratiques illégales. Cela donna lieu à une pétition réclamant l'arrêt des pratiques illégales que nous n'avions pas réussi à présenter la première fois. En réaction à cette pétition, une rencontre générale fut organisée par notre boss. Se rendant peut- être compte que de nous avoir touTEs devant lui allait l'intimider, il décida plutôt de changer les plans et de n'avoir que les serveuses en réunion puisque les demandes ne concernaient qu'elles seules. Or, c'est sous-estimer la solidarité qui se tissait entre employéEs depuis un certain temps. À cette réunion, nous nous sommes touTEs présentéEs, nous avons gagné, nous avons complètement renversé le rapport de force, il était désormais dans nos mains.

Suivant ces péripéties, des actions eurent lieu au sujet de l’air climatisé défectueux. Ces actions eurent un effet positif, mais n’attinrent pas leur but. La dernière rencontre avait convaincu notre boss de ne plus nous adresser la parole en groupe, sachant que peu serait négociable s’il le faisait. C’est à ce moment-là que nous avons décidé de faire notre sortie publique. Il n’allait pas pouvoir dire non si le bruit se répandait qu’il refusait de nous prêter oreille. Ce qui s'ensuivit, vous en avez probablement entendu parler, vous l’avez vu dans les médias, la conclusion fut des gains au-delà de nos rêves les plus fous.

Dans l’histoire de la syndicalisation du Frite Alors !, la sortie publique n’a été que la pointe de l’iceberg. Elle est survenue à un moment où rien de plus ne pouvait être gagné sans le faire mais, avant, on s’organisait déjà et on gagnait. Pour nous touTEs du syndicat des travailleurs et travailleuses de Frite Alors !, cet épisode est un début, c’est la preuve que d’avoir mieux est possible sans devoir constamment changer de lieu de travail. Ça a été notre grain de sel à nous pour construire les bases d’une société nouvelle dans la coquille de l’ancienne. On poursuit ce but à notre façon, en s’organisant et en renversant un peu plus chaque jour le rapport de force dans notre milieu de travail et dans notre industrie.

 

Note :

1. Voir http://bit.ly/2lA3Vq0